Et simultanément aussi, dans le triangle rue d'Isly, rue Chanzy, boulevard Bugeaud, éclate le terrible tonnerre de la riposte des tirailleurs. Spontanément, sans qu'aucun ordre ait été donné, ils obéissent à leurs réflexes de combattants du djebel.
Mais, spontanée, leur riposte est aussi, et par là même, désordonnée. Il est vrai que le vacarme est assourdissant, affolant, incroyable. L'aboiement des armes, le claquement des balles, l'écrasement des projectiles contre les murs couvrent les clameurs hystériques de la foule, les hurlements des gradés, les plaintes des blessés. D'une façade à l'autre, comme dans un gigantesque amplificateur, les échos sont, renvoyés et multipliés. Le fracas semble provenir de partout. Aussi, tandis que de nombreux gradés et tirailleurs, bien aguerris, prennent à partie les armes adverses et arrosent balcons et terrasses, tandis que la plupart d'entre eux, confondus avec les manifestants, se couchent, s'aplatissent contre les murs ou se précipitent dans les entrées d'immeuble pour trouver un abri, d'autres, terrorisés par cette foule dont ils croient qu'elle se rue sur eux et par ces coups de feu qui viennent ils ne savent d'où, s'estiment menacés et, pour se dégager, tirent droit devant eux.
Au premier barrage, entièrement disloqué et où, dans ce tumulte, les tirailleurs ne retrouvent plus leurs gradés, le tireur au fusil mitrailleur, tout sang-froid perdu, et quatre ou cinq tirailleurs qui se sont jetés, à leur droite, sur le trottoir du n° 59, tirent, les yeux fous, en transe, en direction de la grande poste sur le vociférant maelstrôm humain qui s'agite frénétiquement devant eux et qui, très vite, s'immobilise sous les rafales, cherchant à se confondre avec le sol, qui n'offre pas le moindre abri.
Sur cette place, d'autres coups arrivent aussi, mais ils ne viennent pas du service d'ordre. De l'autre côté du boulevard Laferrière, un fusil mitrailleur ouvre le feu en direction de l'entrée du boulevard Bugeaud, alors qu'une partie des manifestants, pour échapper au tir de la rue d'Isly, cherche à s'y jeter. De plus, un pistolet mitrailleur, tirant d'un immeuble de la rue Alfred-Lelluch, balaie le boulevard Bugeaud en sens inverse. Pris sous ces tirs et la foule aussi, les tirailleurs du barrage Techer se croient attaqués et cinq ou six croisent leur feu, sur ces misérables gens éperdus, avec celui de la rue d'Isly. Le tireur au fusil mitrailleur commence à commettre la même lamentable erreur que celui du premier barrage et tire, lui aussi. Il est aussitôt arrêté par un gradé et, sur ordre cette fois, retourne son arme contre les adversaires de la rue Alfred-Lelluch.